Les nouveaux clivages culturels

Publié le par DIMA, VIPS

Par 

Philippe Coulangeon


Directeur de recherche au CNRS et membre de l’Observatoire sociologique du changement (OSC), il a publié Sociologie des pratiques culturelles (La Découverte, 2010) et Les Métamorphoses de la distinction. Inégalités culturelles dans la France d’aujourd’hui (Grasset, 2011).

 

Déclin de la lecture, goût affirmé pour le rock ou les films 
à grand spectacle, en matière culturelle, les classes 
moyennes et supérieures valorisent désormais la diversité. 
Mais ne mélangent pas tout pour autant…

 

Aux bourgeois la grande culture, au peuple le divertissement : tel est, très schématiquement, la manière dont on percevait les pratiques culturelles des Français depuis la publication en 1979 du chef-d’œuvre de Pierre Bourdieu, La Distinction (aux thèses beaucoup plus complexes !). Pourtant, depuis une dizaine d’années, diverses enquêtes convergent pour souligner que ce clivage ne tient plus. Les classes moyennes et supérieures, si elles conservent le quasi monopole de la « haute culture », semblent volontiers s’acoquiner avec les produits des industries culturelles, qu’il s’agisse de variétés musicales, de séries télévisées ou de polars. Le sociologue Philippe Coulangeon met pourtant en garde : ce n’est pas parce que les frontières du bon goût se sont déplacées que les mécanismes de distinction culturelle se sont affaiblis… Explications.

 

Peut-on dire que le clivage entre une culture « noble » et une culture « de masse » s’est affaibli au cours des dernières décennies ?


Le constat a en effet maintes fois été établi : on ne peut guère identifier aujourd’hui une population culturellement privilégiée dont les goûts et les pratiques seraient circonscrits à la culture dite « savante » (opéra, théâtre, lecture intensive…).


Cela cache deux tendances à l’œuvre : d’une part, une certaine prise de distance des classes supérieures avec les formes les plus ascétiques de consommation culturelle. Les enquêtes sur les pratiques culturelles des Français montrent par exemple que la part de gros lecteurs chez les cadres supérieurs a chuté de 64 à 33 % entre 1973 et 2008 ! D’autre part, une proximité plus grande de ces mêmes catégories avec la culture du divertissement. C’est particulièrement frappant dans le domaine musical : les cadres et les professions libérales restent les plus grands amateurs de musique classique mais, en 2008, moins d’un individu sur deux appartenant à ces groupes la cite parmi ses genres préférés. Ils sont en revanche 45 % à citer le rock (9 % en 1973), 59 % la chanson (23 %) et 32 % le jazz (13 %) (1).


Les classes moyennes et supérieures se distinguent donc désormais davantage par la diversité de leur répertoire de pratiques que par leur commerce exclusif avec les formes les plus légitimes de consommation culturelle.


 

Comment expliquer ces transformations ?


De nombreux facteurs sont à prendre en compte, mais j’insiste pour ma part sur l’importance des phénomènes morphologiques, c’est-à-dire sur les changements de structure de la population. Les groupes sociaux qui ont la plus forte consommation culturelle, en gros les cadres supérieurs, les professions libérales et les professions intermédiaires (professeurs, chargés de clientèle, fonctionnaires de catégorie B…), sont ceux qui depuis cinquante ans ont connu la plus forte expansion. Mécaniquement, ces catégories ont brassé des populations de plus en plus hétérogènes du point de vue de leurs origines et de leurs trajectoires sociales. C’est ce qu’a bien montré le sociologue Bernard Lahire (2) : l’accroissement de la mobilité sociale fait que beaucoup d’individus traversent des expériences socialisatrices potentiellement contradictoires (fils d’ouvrier devenu cadre et marié à une institutrice, par exemple), ce qui engendre un certain flou dans les normes de légitimité culturelle.


 

Mais une institution comme l’école ne participe-t-elle pas au maintien des hiérarchies culturelles ?


Si, bien entendu, mais on constate là aussi une transformation des hiérarchies disciplinaires, notamment le déclin des filières « lettres » dans le secondaire. Dans le champ des grandes écoles, on observe également que les business schools et l’IEP-Paris viennent concurrencer l’École normale supérieure en termes d’excellence. Cette compétition institutionnelle entre disciplines « appliquées » et disciplines « spéculatives » ne peut pas être sans effet sur la définition des normes de la culture légitime.


La massification scolaire a eu par ailleurs des effets paradoxaux. D’un côté, elle a évidemment transmis à des fractions de plus en plus larges de la jeunesse un rapport scolaire à la culture. Mais de l’autre, le public collégien et lycéen s’est de plus en plus diversifié socialement – et donc culturellement. L’école a été aussi un lieu de diffusion des industries culturelles à travers les relations entre élèves. C’est particulièrement vrai pour la musique (l’industrie du disque ayant toujours ciblé prioritairement, avec toute sa force de frappe, le marché adolescent), mais on pourrait sans doute en dire autant de la télévision ou des jeux vidéo.


 

Aujourd’hui, finalement, tout ne se vaut-il pas en matière de pratiques culturelles ?


Je ne le crois pas. L’interprétation dominante de la situation actuelle est celle qu’a proposée le sociologue américain Richard Peterson, en termes d’opposition entre omnivorité et univorité : l’éclectisme culturel des classes supérieures et moyennes (aller au théâtre, regarder des séries, écouter du rock…) serait la traduction d’une tolérance esthétique et d’un goût pour la diversité culturelle, qui contrasterait avec l’exclusivité des goûts populaires (dont la limite caricaturale serait le fan) (3). Mais, outre qu’elle engage des présupposés douteux (les élites seraient par nature éclairées et ouvertes à la différence, tandis que le peuple serait enfermé dans les limites étroites d’un chauvinisme culturel), cette interprétation fait fi des inégalités entre groupes sociaux. Être ouvert à la diversité, c’est aussi avoir les opportunités d’y être confronté, et c’est toujours plus facile quand on dispose de moyens financiers (n’oublions pas que les biens culturels sont avant tout des biens marchands !), qu’on lit assidûment les journaux, que l’on a fait de bonnes études… Toutes choses, on le sait, inégalement réparties dans la population.


 

Mais y a-t-il encore un « mauvais goût » ?


Oui, la valorisation de la diversité s’accompagne de rejets très affirmés : il ne s’agit pas d’aimer tout et n’importe quoi. L’enquête menée par Tony Bennett et Mike Savage en Angleterre met par exemple en évidence combien les classes moyennes et supérieures y ont une sainte horreur de tout ce qui relève de la téléréalité (4). Un article de Bethany Bryson portant sur l’omnivorité aux États-Unis le dit également bien dans son titre : « Anything but heavy metal » (5), autrement dit tout sauf du heavy metal ! Mais aussi tout sauf de la musique country, du rap ou du gospel, qui se trouvent être les genres les plus appréciés au bas de l’échelle sociale. En France, les classes supérieures continuent de marquer, en matière de cinéma, un rejet assez net de films ayant connu un grand succès auprès des classes populaires, tels que Brice de Nice ou Camping. À l’inverse, employés et ouvriers ignorent, beaucoup plus qu’ils rejettent, les films particulièrement prisés par les classes supérieures comme La Vie des autres ou Le Secret de Brokeback Mountain.


Un autre indice assez sûr du maintien d’une certaine hiérarchie culturelle, ce sont les activités des enfants. Dans les familles moyennes ou aisées, toutes les pratiques ne sont pas également encouragées : le piano oui, la boxe non ! À tort ou à raison, l’idée se maintient que certaines activités sont plus formatrices, plus « rentables » scolairement. Mais aussi, il ne faut pas se leurrer, qu’elles permettent d’éviter les « mauvaises fréquentations »…


Il ne faut donc pas se laisser abuser par l’apparent mélange des genres en matière de pratiques culturelles : l’éclectisme éclairé dont font preuve les classes moyennes et supérieures reste une forme de domination symbolique, d’autant plus efficace que ses principes sont difficiles à percevoir.

 

NOTES

(1) Voir Philippe Coulangeon, « Les métamorphoses de la légitimité. Classes sociales et goût musical en France, 1973-2008 », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 181-182, mars 2010.

(2) Bernard LahireLa Culture des individus, La Découverte, 2004.

(3) Richard A. Peterson et Roger M. Kern, « Changing highbrow taste: From snob to omnivore », American Sociological Review, vol. LXI, n° 5, 1996.

(4) Tony Bennett, Mike Savage et al., Culture, Class, Distinction, Rout­ledge, 2009.

(5) Bethany Bryson, « Anything but heavy metal: Symbolic exclusion and musical dislikes », American Sociological Review, vol. LXI, n° 5, 1996.

Propos recueillis par Xavier Molénat
  
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